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Dégâts. La blessure faisait un mal de chien, mais j’avais connu pire. Le tir de blaster avait ricoché sur mes côtes, déjà affaibli par la porte blindée qu’il avait dû défoncer pour me trouver. Des prêtres contre la porte fermée, qui cherchaient le carton facile. Putains d’amateurs. Ils avaient dû morfler au moins autant que moi rien qu’avec l’onde de choc à bout portant sur le blindage. De mon côté, je décrochais déjà. Ce qui restait de la charge a tracé un petit sillon sur ma cage thoracique avant de ressortir, faisant fumer les plis de mon manteau. Ce flanc-là s’est glacé instantanément, avec la puanteur soudaine de composantes de senseurs dermaux grillés. L’étrange bourdonnement du fragment d’os, presque un goût, où le bolt avait déchiré le biolubrifiant qui enveloppait mes côtes flottantes.
Dix-huit minutes plus tard – d’après l’affichage lumineux en haut à gauche de mon regard – j’avais encore le même bourdonnement. Je courais dans la rue éclairée de lampadaires, et j’essayais d’ignorer la blessure. Vague humidité sous mon manteau. Pas beaucoup de sang. Les enveloppes synthétiques, ça a du bon.
— Tu cherches du bon temps, mec ?
— C’est bon, j’en viens, ai-je répondu en m’écartant de la porte.
Il a battu de ses paupières tatouées de motifs de vagues, et il me disait comme ça tout ce que je ratais. Il a appuyé de nouveau son grand corps alangui dans l’ombre. J’ai traversé la rue, tourné l’angle, et je suis passé devant d’autres putes, une femme et les autres d’un genre indéterminé. La femme était une conversion, langue de dragon fourchue entre des lèvres préhensiles. Elle flairait peut-être ma blessure dans l’air de la nuit. Ses yeux ont aussi dansé sur moi et se sont détournés. De l’autre côté, le travelo a changé de position, un tout petit peu, et m’a regardé en se posant des questions. Sans rien dire. Personne n’était intéressé. Les rues étaient trempées de pluie, désertes, et ils m’avaient vu approcher depuis plus longtemps que le portier. Je m’étais nettoyé après avoir quitté la citadelle, mais on devait voir à ma tête que je ne venais pas pour ça.
Une fois passé, je les ai entendus parler de moi en stripjap. J’ai reconnu le mot pour « fauché ».
Ils/elles pouvaient se permettre de faire la fine bouche. Après l’initiative Mecsek, les affaires allaient bon train. Tekitomura était bondée cet hiver, avec courtiers en épaves et équipes de déClass qui les attiraient comme un chalutier attire les razailes. « Nous sécurisons New Hok pour le Nouveau Siècle », disait la pub. Depuis le nouveau dock à flotteurs lourds, du côté Kompcho de la ville, ça faisait moins de mille kilomètres en ligne droite aux rives de New Hokkaido. Les navettes tournaient jour et nuit. À moins d’un largage orbital, on ne pouvait pas traverser la mer d’Andrassy plus vite. Et sur Harlan, on ne décollait que si on n’avait pas le choix. N’importe quelle équipe avec du matériel lourd – c’était leur cas à toutes – faisait Tekitomura-New Hok en flotteur lourd. Celles qui survivaient faisaient le retour de la même façon.
Une ville poussée d’un coup. Pleine d’espoir et d’un enthousiasme violent tant que l’argent de Mecsek affluait. J’ai traversé en boitant les ruelles jonchées des restes de réjouissances humaines. Dans ma poche, les piles fraîchement extraites cliquetaient comme des dés qui roulent.
Il y avait de la bagarre au carrefour de Pencheva Street et Muko Prospect. Les fumoirs de Muko venaient de mettre à la rue leurs clients aux synapses grillées, qui avaient croisé les dockers de l’équipe de nuit en goguette dans le calme délité du quartier des entrepôts. Le parfait cocktail de violence. Une dizaine de silhouettes aux gestes maladroits vacillaient sur place dans la rue, battant des bras de façon approximative les unes vers les autres sous les vivats de la foule. Un corps était déjà étendu, inerte, sur la chaussée vitrifiée, et quelqu’un le traînait à l’abri, longueur de membre par longueur de membre, malgré le sang qui maculait le sol. Des étincelles bleues ont volé depuis un poing énergétique trop chargé, et une autre lumière s’est reflétée sur une lame. Mais tous ceux qui restaient debout paraissaient s’amuser. La police n’était pas encore là.
Ouais, railla une partie de moi. Ils doivent être trop occupés de l’autre côté de la colline, pour le moment.
J’ai contourné l’échauffourée de mon mieux, en protégeant mon flanc blessé. Sous le manteau, mes mains se sont refermées sur la courbe douce de ma dernière grenade hallucinogène et sur la poignée vaguement collante du couteau Tebbit.
« Ne jamais se battre quand on peut tuer rapidement et partir. »
Virginia Vidaura – formatrice pour les Diplos, puis criminelle professionnelle et, parfois, activiste politique. Une sorte de modèle pour moi, même si ça fait des décennies que je ne l’ai pas vue. Sur une dizaine d’autres mondes, déjà, elle s’était rappelée à mon souvenir sans que je ne lui demande rien, et je devais la vie à ce fantôme sous mon crâne. Au moins une quinzaine de vies, même. Cette fois, je n’ai pas eu besoin d’elle ni du couteau. Je suis passé devant la rixe sans croiser un seul regard, j’ai tourné dans Pencheva et j’ai disparu dans l’ombre, à l’autre bout des ruelles. Du côté mer de la rue. L’horodateur de mon œil m’indiquait que j’étais en retard.
Du nerf, Kovacs. D’après mon contact à Millsport, Plex n’était jamais très fiable, et je ne l’avais pas payé assez pour qu’il attende longtemps.
Cinq cents mètres de plus, je me retrouve dans les fractales rondes de la section Belacoton Kohei, un dédale de ruelles baptisé plusieurs siècles auparavant du nom de la famille qui les possédait et de ce qu’ils y stockaient de manière majoritaire. Avec l’Ébranlement et la perte de New Hokkaido en tant que marché, le commerce local de belalgue s’était plutôt effondré, et les Kohei avaient suivi bien d’autres familles dans la faillite. À présent, les fenêtres encrassées des étages se regardaient tristement par-dessus les entrées de garage dont les rideaux de fer étaient tous coincés en un entrebâillement indécis.
On parlait de régénération, bien sûr, de rouvrir ces bâtiments pour en faire des labos de déClass, des centres de formation et des entrepôts de matériel.
Mais ça s’arrêtait là, aux discussions. Cet enthousiasme avait permis de bâtir sur le quai, face aux rampes à flotteurs lourds, vers l’ouest, mais pour l’instant, la régénération ne s’était pas étendue bien loin. De ce côté du quai, si loin à l’est, les appels financiers de Mecsek restaient plutôt inaudibles.
La joie des retombées.
Belacoton Kohei 9-26 était vaguement illuminé à l’étage, et les longues langues d’ombre agitées sous le rideau de fer à moitié baissé donnaient à l’édifice une allure de dément baveux et borgne. Je me suis glissé jusqu’au mur et j’ai poussé les circuits auditifs de l’unité synthétique pour voir ce qu’ils valaient. Pas grand-chose. Les voix arrivaient jusque dans la rue, aussi instables que les ombres à mes pieds.
— … te dis, je ne vais pas attendre pour ça.
C’était un accent de Millsport, l’arôme métropolitain et traînant de l’amanglais de Harlan étiré au point de devenir un ânonnement irrité. La voix de Plex, trop basse pour que je la comprenne, apportait un contrepoint provincial plus doux. Il paraissait poser une question.
— Comment je pourrais savoir, putain ? Crois ce que tu veux.
Le compagnon de Plex se déplaçait, manipulait des objets. Sa voix disparaissait dans les échos de la baie de chargement. J’ai compris les mots « kaikyo », « problème », et un rire saccadé. Puis il est revenu plus près du rideau.
— … problème, c’est ce que croit la famille, et elle croit ce que leur dit la technologie. La technologie laisse une trace, mon ami. (Une quinte de toux soudaine et une inspiration coupée, comme une drogue qu’on absorbe). Ce type est en retard, bordel.
J’ai froncé les sourcils. « Kaikyo » a beaucoup de sens, selon l’âge qu’on a. En géographie, c’est un détroit ou un canal. À l’époque de la Première Colonisation. Ou pour ceux qui veulent se la jouer Premières Familles, hyperéduqués et qui écrivent en kanji. Ce type n’avait pas trop l’air d’être des Premières Familles, mais rien ne prouvait qu’il n’était pas là quand Konrad Harlan et ses amis pleins de relations transformaient Glimmer VI en terrain de jeu privé. Beaucoup de personnalités digit avaient encore leur pile de l’époque, et attendaient de retrouver une enveloppe fonctionnelle. De toute façon, pour vivre toute l’histoire humaine de Harlan, on n’aurait pas eu besoin de plus d’une demi-douzaine d’enveloppes. Ça fait tout juste quatre cents ans, en temps terrien standard, que les barges de colonisation se sont posées.
L’intuition diplo se tordait sous mon crâne. Je n’y croyais pas. J’avais rencontré des hommes et des femmes qui vivaient depuis des siècles, et ils ne parlaient pas comme ça. Ce brouillard de pensées ne reflétait pas la sagesse des âges.
Dans la rue, récupéré par l’argot stripjap une centaine d’années plus tard, « kaikyo » est devenu un contact qui peut fourguer des biens volés. Une dérivation de flux, un passage, d’où le glissement de sens. Dans certaines parties de l’archipel de Millsport, c’est encore l’usage admis. Partout, sinon, le sens se décale encore pour représenter des consultants financiers on ne peut plus officiels.
Ouais, et un peu plus au sud, c’est un saint homme possédé par les esprits. Ou une bouche d’égout. Ça suffit, le détective. Tu l’as entendu, t’es à la bourre.
J’ai passé le dos de la main sous le rideau et je l’ai remonté, étouffant la déferlante de douleur lancée par ma blessure autant que l’enveloppe synthétique me le permettait. Le volet a claqué contre le plafond. La lumière est tombée dans la rue et sur moi.
— Salut.
— Bordel ! (L’accent de Millsport s’est reculé d’un grand pas. Il n’était qu’à quelques mètres du rideau quand je l’avais levé.) Tak.
— Salut, Plex. (Mes yeux restaient sur le nouveau.) C’est qui, le Noir ?
Mais je le savais déjà. Pâle, une belle gueule de designer sortie tout droit d’une expéria à petit budget, entre Micky Nozawa et Ryu Bartok. Une enveloppe de combattant bien proportionnée, massive aux épaules et à la poitrine, longue de membre. Les cheveux en bataille, collés, comme on le fait sur les défilés de bioware de nos jours. Le look frisottis statiques vers le haut, comme si on venait de sortir l’enveloppe de sa cuve de clonage. Un costume large et tombant, pour suggérer qu’il cachait des armes, et une pose qui montrait qu’il n’avait rien qu’il ait envie d’utiliser. Accroupi comme un pratiquant d’arts martiaux, mais c’était plus pour le show que parce qu’il s’y connaissait. Il avait encore la micropipe vide dans une main, et ses pupilles étaient complètement dilatées. Par concession à une vieille tradition, il avait des tatouages à l’illuminum, des arabesques sur un coin de son front.
Apprenti yakuza de Millsport. Un voyou.
— Me traite pas de noari. C’est toi l’étranger, ici, Kovacs. C’est toi, l’intrus.
Je l’ai gardé à la périphérie de ma vision pour regarder Plex, qui était du côté des établis et trifouillait un nœud de sangles araignées, en essayant un sourire qui ne voulait pas rester sur son visage d’aristo dissipé.
— Écoute, Tak.
— C’était une soirée privée, Plex. Je ne t’ai pas demandé d’engager une danseuse.
Le yakuza a fait mine de s’avancer, et s’est retenu de justesse. Il a eu un raclement de gorge sauvage, et Plex a paniqué un peu.
— Attends, je… (Il a reposé les sangles, et ça lui coûtait, ça se voyait.) Tak, il est là pour autre chose.
— Il est là pendant qu’on devrait régler nos affaires.
— Écoute, Kovacs, espèce de…
— Non. (Je me suis retourné vers le yakuza en parlant, en espérant qu’il comprendrait bien l’énergie que j’avais dans la voix.) Tu sais qui je suis ? Alors tu vas pas te fourrer dans mes pattes. Je viens voir Plex, et pas toi. Maintenant, dehors.
Je ne sais pas ce qui l’a arrêté. La réputation des Diplos, les dernières infos – tout le monde doit en parler, t’as fichu un beau bordel, là-haut – ou une tête un peu plus froide que son affectation de racaille en costard voulait le laisser croire. Il est resté devant la porte un moment, enveloppé dans sa propre rage, puis il a laissé tomber et l’a ravalée. Il a regardé les ongles de sa main droite et il a ri.
— Ouais, bien sûr. Va faire ton biz avec Plex. J’attends dehors. Ça devrait aller vite.
Il a même fait le premier pas vers la rue.
— De quoi il parle, putain ?
Plex a sourcillé.
— Euh, il faut qu’on reporte, Tak. On ne peut…
— Oh non. (Mais en regardant dans la pièce, je voyais déjà les motifs de tourbillons dans la poussière, là où quelqu’un avait utilisé un transporteur grav). Non, non, tu m’as dit…
— J-je sais, Tak, mais…
— Je t’ai payé…
— Je vais te rendre l’argent…
— Je m’en cogne, de ce putain d’argent, Plex. (Je l’ai regardé, en résistant à l’envie de lui arracher la gorge. Sans Plex, pas de bande montante. Sans bande montante…) Je veux mon putain de corps !
— C’est cool, pas de souci, tu vas le récupérer. C’est juste que pour l’instant…
— Pour l’instant, c’est nous qui utilisons l’installation, Kovacs. (Le yakuza est revenu dans mon champ de vision, toujours avec un sourire.) Parce que franchement, elle est un peu à nous, hein… Mais Plex n’a pas dû te le dire, ça…
J’ai regardé les deux, rapidement. Plex avait l’air gêné.
« Il doit en baver, quand même. » Isa, mon arrangeuse à Millsport, quinze ans, des cheveux violets en pointes et des prises de CyberRat à l’archaïsme brutal, qui me faisait le coup de la nostalgie en négociant le deal. « Regarde l’Histoire, mec. Il s’est bien fait baiser. »
Certes, l’Histoire n’avait pas fait de fleurs à Plex. Né trois siècles plus tôt avec le même nom de famille, ç’aurait été un fils cadet idiot et gâté, sans aucun besoin de se fatiguer à part pour appliquer son intelligence évidente dans des domaines convenables comme l’astrophysique ou l’archéologie. Mais, dans l’Ébranlement qui avait suivi, la famille Kohei n’avait laissé à ses générations post-Décolonisation que les clés de dix rues d’entrepôts vides et un charme aristo fatigué qui, selon les propres paroles de Plex, aidait bien à tirer son coup quand on était fauché. Il m’avait raconté toute l’histoire, défoncé à la pipe. Ça faisait à peine trois jours qu’on se connaissait, mais il avait besoin de parler et les Diplos sont doués pour écouter. On classe dans Couleur locale, on absorbe. Et après, les détails peuvent nous sauver la vie.
Poussés par la terreur d’une seule vie sans enveloppe de réserve pour la suite, les ancêtres nouveaux pauvres de Plex avaient appris à gagner leur croûte, mais ils n’étaient pas très doués pour ça. Les dettes s’étaient accumulées, et les vautours avaient plongé. Le temps que Plex arrive, la famille était si liée aux yakuzas que le crime était une réalité quotidienne. Il avait dû grandir au milieu de mecs en costard aussi agressifs que celui-ci. Et apprendre ce petit sourire gêné et vaincu d’avance en regardant son père.
Je ne voulais surtout pas énerver ses patrons.
Je ne voulais surtout pas prendre un flotteur lourd pour retourner à Millsport avec cette enveloppe.
— Plex, je dois partir d’ici sur le Saffron Queen. Dans quatre heures. Tu me rembourses mon billet ?
— On va l’échanger, Tak. (Sa voix était suppliante.) Il y a un autre flotteur pour Empé demain soir. J’ai des trucs, enfin, les mecs de Yukio…
— Utilise pas mon nom, putain ! glapit le yakuza.
— Ils peuvent te transférer au transport du soir, personne le saura. (Le regard implorant s’est tourné vers Yukio.) Tu peux faire ça, hein ?
J’ai rajouté mon propre regard.
— Hein ? Puisque vous foutez en l’air mes plans de sortie, là ?
— T’as déjà foiré ta sortie, Kovacs. (Le yakuza avait les sourcils froncés et secouait la tête. Il jouait les sempai, avec des maniérismes qu’il avait dû pomper à son propre maître pas beaucoup plus tôt dans son apprentissage.) Tu sais combien de flics tu as après toi, ici ? Ils ont des renifleuses dans toute la périphérie de la ville, et à mon avis, ils seront sur le dock des flotteurs d’ici une heure. Tout le TPD veut jouer avec toi. Sans parler de nos amis barbus de la citadelle. Merde, mec, tu crois que tu aurais pu faire les choses plus salement ?
— Je t’ai posé une question, j’ai pas demandé ton avis. Tu me transfères au départ suivant ou pas ?
— Ouais, ouais. (Il a écarté la question d’un geste.) Disons que c’est fait. Ce que tu comprends pas, Kovacs, c’est que certaines personnes ici ont de vraies affaires à faire tourner. Toi, tu débarques, t’affoles la police avec ta violence irraisonnée… Ils pourraient paniquer et arrêter des gens importants.
— Importants pour quoi ?
— Ça te regarde pas. (L’imitation sempai s’est cassé la gueule et il est redevenu le petit punk de Millsport que j’avais vu.) Alors tu fais profil bas pendant cinq ou six heures, et t’essaies de tuer personne.
— Et après ?
— Et après on t’appelle.
J’ai secoué la tête.
— Il va falloir trouver mieux que ça.
— Mieux que… Putain mais tu sais à qui tu parles, connard ?
J’ai mesuré la distance, le temps qu’il me faudrait pour arriver jusqu’à lui. La douleur que ça me coûterait. J’ai dit ce qu’il fallait pour le pousser.
— À qui je parle ? Je parle à un chimpira camé jusqu’aux yeux, une putain de racaille de Millsport à qui son sempai a lâché la bride. Et ça me fatigue, Yukio. Donne-moi ton téléphone, j’ai envie de parler à quelqu’un qui a de l’autorité.
La rage a explosé. Les yeux écarquillés, il a voulu prendre ce qu’il avait dans sa veste. Beaucoup trop tard.
Je l’ai frappé.
Dans l’espace qui nous séparait, en attaquant depuis mon côté qui n’était pas blessé. Latéralement, dans le genou et la gorge. Il est tombé en s’étranglant. J’ai pris son bras, je l’ai tordu et j’ai appuyé le couteau Tebbit sur sa paume, pour qu’il le voie.
— Ça, c’est une lame bioware. Fièvre hémorragique d’Adoracion. Je te coupe avec ça, et tous les vaisseaux sanguins de ton corps éclatent en moins de trois minutes. C’est ça que tu veux ?
Il s’est soulevé contre ma main, en essayant de respirer. J’ai appuyé un peu avec la lame, et j’ai vu la panique dans son regard.
— C’est moche, comme façon de mourir, Yukio. Téléphone.
Il a fouillé dans sa veste, et le téléphone a basculé sur le béton. Je me suis penché pour être sûr que c’était pas une arme, et je l’ai repoussé vers lui du bout du pied. Il l’a ramassé comme il pouvait, respirant toujours par à-coups derrière sa gorge. Bel hématome en formation.
— Bien. Maintenant, appelle quelqu’un qui peut m’aider et passe-le-moi.
Il a touché l’affichage une ou deux fois et m’a tendu l’appareil, le visage aussi implorant que celui de Plex quelques minutes plus tôt. Je l’ai regardé fixement un long moment, en comptant sur l’immobilité notoire des visages synthé bon marché, puis je l’ai lâché, j’ai pris le téléphone et je me suis reculé. Hors de portée. Lui a roulé par terre, la main toujours posée sur la gorge. J’ai porté le téléphone à mon oreille.
— Qui est-ce ?
— Je m’appelle Kovacs. (J’ai suivi automatiquement le changement de langage.) J’ai un conflit d’intérêt avec votre chimpira, Yukio. Je pensais que vous pourriez nous aider à le résoudre.
Silence frigide.
— Ce soir, tant qu’à faire. Pas demain.
Il a inspiré, un son sifflant.
— Kovacs-san, vous faites une erreur.
— Vraiment ?
— Il serait imprudent de vous impliquer dans nos affaires.
— Ce n’est pas moi qui m’implique. Pour le moment, je suis dans un entrepôt, face à un espace vide où se trouvait un équipement à moi. Je tiens de source sûre que c’est vous qui l’avez pris.
Nouveau silence. Les conversations avec les yakuzas sont toujours ponctuées de longues pauses. Pendant lesquelles on est censé réfléchir et écouter attentivement ce que personne ne dit.
Je n’étais pas d’humeur. J’avais mal.
— On m’a dit que vous auriez fini dans six heures. Six heures, ça me va. Mais je veux votre parole qu’à la fin de ce délai, l’équipement sera rapporté ici, en état de marche, prêt à l’emploi. Par moi. Je veux votre parole.
— C’est à Hirayasu Yukio qu’il faut…
— Yukio est un singe. Soyons honnêtes l’un avec l’autre. Le seul travail de Yukio, ici, c’est de s’assurer que je ne tue pas notre prestataire commun. Et d’ailleurs, il n’est pas très doué pour ça. J’étais déjà un peu agacé en arrivant, et ce n’est pas parti pour s’arranger. Yukio ne m’intéresse pas. C’est votre parole que je veux.
— Et si je refuse ?
— Alors je redécore deux ou trois de vos façades comme la chapelle de ce soir. Et ça, moi, je peux vous le promettre.
Silence. Puis :
— Nous ne négocions pas avec les terroristes.
— Vous avez fini de faire des discours, oui ? Vous êtes assez mal placé. Je pensais traiter au niveau dirigeant. Il va vraiment falloir que je m’énerve pour qu’on m’écoute ?
Silence. D’un autre type. La voix au bout du fil paraissait penser à quelque chose.
— Hirayasu Yukio a-t-il été blessé ?
— Pas de façon notable, non. (J’ai eu un regard froid pour le yakuza. Il avait repris une respiration normale, et commençait à s’asseoir. La sueur perlait autour de son tatouage.) Mais ça peut changer, si ça vous arrange. À vous de voir.
— Très bien. (À peine quelques secondes avant la réponse. Pour un yakuza, c’était presque de l’empressement.) Je m’appelle Tanaseda. Vous avez ma parole, Kovacs-san, que l’équipement que vous avez demandé sera en place et disponible au moment que vous avez précisé. De plus, vous serez dédommagé pour ce contretemps.
— Merci. C’est…
— Je n’ai pas fini. Vous avez en outre ma parole que si vous commettez le moindre acte de violence envers mon personnel, j’émettrai une condamnation planétaire demandant votre capture et votre exécution. Je parle d’une VM, particulièrement déplaisante. Me suis-je bien fait comprendre ?
— Ça me paraît juste. Mais vous feriez mieux de dire au singe de se tenir à carreau. On dirait qu’il se prend pour un grand.
— Passez-le-moi.
Yukio Hirayasu était assis, penché sur le béton inusable, et respirait à grand bruit. J’ai sifflé dans sa direction et je lui ai lancé le téléphone. Il l’a attrapé de justesse, d’une main, l’autre encore serrée sur sa gorge.
— Ton sempai veut te parler.
Il m’a foudroyé de ses yeux haineux et encore larmoyants et a porté le téléphone à son oreille. Des syllabes japonaises compressées s’en échappaient par éclats, comme quelqu’un qui ferait hurler un moteur au cylindre cassé. Il s’est raidi et a baissé la tête. Ses réponses étaient saccadées, monosyllabiques. Le mot « oui » revenait souvent. Il faut reconnaître aux yakuzas qu’ils savent mieux que personne remettre les sous-fifres en place.
Ce monologue s’est achevé et Yukio m’a rendu le téléphone sans croiser mon regard. Je l’ai pris.
— L’affaire est close, a dit Tanaseda dans mon oreille. Arrangez-vous pour être ailleurs cette nuit. Vous pourrez revenir dans six heures, et l’équipement et votre dédommagement vous attendront ici. Nous ne nous parlerons plus. Cette… confusion… fut des plus regrettables.
Il n’avait pas l’air trop mécontent.
— Vous pouvez me conseiller un bon endroit pour prendre un petit déjeuner ?
Silence. Parasites bas en bruit de fond. J’ai soupesé le téléphone dans ma main un moment, puis je l’ai renvoyé à Yukio.
— Bon… (J’ai regardé le yakuza, puis Plex, puis de nouveau le yakuza.) Et vous, vous pouvez m’en conseiller un ?